«Franglais» et bilinguisme : au théâtre comme à la vie

Écrit par : Isaac Lamoureux

11 décembre 2021

Mots-clés : Arts et cultureFrancophonieThéâtre

Silverius Materi (Max Zano) et Ed Picard (coach Chuck) discutent dans une fausse cabine de toilette. Crédit : Isaac Lamoureux

Le théâtre francophone albertain est une petite et talentueuse communauté. Dans une francophonie minoritaire, L’UniThéâtre se doit de créer des pièces francophones de qualité, même si celles-ci ne sont pas nombreuses. Récemment, le public a pu assister à la pièce de théâtre PINS qui nous fait découvrir les difficultés de la langue française en milieu minoritaire grâce à l’humour et à la dérision, mais aussi le bilinguisme. Une fiction qui parle de et à la francophonie albertaine dans son ensemble.

PINS se déroule dans la communauté rurale de Girouxville, un village du nord de l’Alberta. Alors que les habitants ne peuvent rénover la salle de curling, trois femmes décident alors de construire une allée de quilles dans le but d’en faire une attraction touristique. 

De gauche à droite : journal Le Franco, Alexandra Lepage (Adrianne), Mireille Moquin (Mireille Ladouceur) et Étienne Fillion-Sauvé (Sam Pellegrino). Crédit : Isaac Lamoureux

Une vedette des cinq-quilles, Max Zano, originaire de l’est du Canada, arrive alors au village pour s’y entraîner loin des pressions du public et de son ennemi juré, Sam Pellegrino. Le jeune quilleur professionnel et son entraîneur, coach Chuck, s’installent à l’hôtel et tentent d’interagir avec les habitants de Girouxville. Malheureusement, leur français est limité, alors que c’est la langue maternelle de la plupart des villageois. S’ensuit une multitude de scènes amusantes sur l’incompréhension linguistique entre les différents comédiens.

La pièce de théâtre, qui est jouée à la fois par des acteurs professionnels et communautaires, met en scène des problématiques linguistiques proches de celles vécues par les comédiens dans leur quotidien. Étienne Fillion-Sauvé, qui joue le rôle de l’adversaire de Max Zano, explique que la pièce reprend «certains éléments de notre expérience franco-albertaine».

L’UniThéâtre présente des spectacles professionnels et communautaires en français à Edmonton et ailleurs depuis 1992. Sa vision est d’offrir une programmation théâtrale de qualité afin de partager des histoires qui reflètent la diversité des voix d’expression française en Alberta, de sorte que des publics de partout au Canada puissent les découvrir et les célébrer. 

Voir :  https://www.lunitheatre.ca

Les authentiques racines «franglaises» du nord de l’Alberta

L’authenticité de la pièce a toujours été une grande préoccupation pour la dramaturge Julia Ouellette-Seymour. Celle qui s’identifie «parfois comme francophone et parfois comme franglophone» s’est appliquée à représenter, grâce aux acteurs, plusieurs niveaux de compétence linguistique. Un clin d’œil à son passé, la famille de sa mère étant franco-albertaine. 

Julia a donc appris le français en famille et en grande partie à l’école d’immersion française. Toutefois, lorsqu’elle commence à écrire sa pièce en 2013, Julia réalise très vite que ses compétences linguistiques en français avaient disparu. Elle choisit alors d’écrire en anglais, mais constate rapidement que son texte manquait d’authenticité. 

En arrière-plan, Steve Jodoin montre à Julia la pièce sur Zoom parce qu’elle est en Suède. Crédit : Isaac Lamoureux

Volontaire, elle rejoint le Campus Saint-Jean pour apprendre et se perfectionner dans sa langue maternelle. Originaire de Stony Plain, Julia découvre alors le quartier Bonnie Doon à Edmonton et «découvre pour la première fois la communauté francophone» et L’UniThéâtre. Ses études terminées, elle s’oblige à écrire la pièce de théâtre en français, mais là encore, il manquait quelque chose. Le «franglais!»

En effet, dans le nord de l’Alberta, comme à Girouxville, l’anglais et le français peuvent être parlés simultanément dans une même phrase. On pourrait qualifier de dialecte ce langage tellement il est «authentique à la région et à l’histoire de Girouxville». Elle a eu d’ailleurs beaucoup de plaisir à représenter ses problèmes linguistiques dans la pièce, notamment à travers le va-et-vient du français à l’anglais.

À lire aussi : Candy Cane Lane s’illumine

La survie du français passe-t-elle par le bilinguisme?

Julia Ouellette-Seymour est persuadée que le bilinguisme est essentiel à la communauté. Elle a ainsi voulu créer un espace où les personnes peuvent communiquer dans les deux langues. Elle dit avec force que «malgré les opinions de certaines personnes, c’est une réalité». Ce choix du bilinguisme dans PINS reflète donc aussi une réalité dans la communauté albertaine.

Au début, Julia s’est demandé : «Est-ce que je suis assez francophone pour être impliquée dans cette communauté?» Elle estime que le multiculturalisme linguistique doit être plus présent et que l’on «a besoin de plus de voix diverses». Une situation qui, elle l’admet, a évolué dans les dernières années au quotidien comme au théâtre. 

Alexandra Lepage (Adrianne) et Étienne Fillion-Sauvé (Sam Pellegrino) assis à une table, tandis que Mireille Moquin (Mireille Ladouceur) fait semblant de lire le journal Le Franco

Cette diversité se retrouve dans la pièce, tant dans la diversité linguistique que dans celle des talents à l’affiche. S’il est important de raconter l’histoire des petites communautés francophones de l’Alberta, il semble nécessaire d’avoir la volonté de les écrire. 

Pour Steve Jodoin, le metteur en scène de la pièce, «c’est important de retourner à nos racines». Il mentionne notamment le fait que de nombreuses personnes déménagent souvent vers les grands centres urbains et que les petites communautés sont alors dépourvues de francophones. Une situation qui accélère l’implantation de la langue anglaise dans celles-ci et qui réduit peut-être la présence du bilinguisme pour une anglicisation totale.

Surmonter les préoccupations pressantes de la communauté théâtrale franco-albertaine 

Le plus gros défi de la communauté du théâtre francophone en Alberta est d’attirer le public. Pour cela, il faut trouver des spectacles et des histoires à l’image du multiculturalisme culturel et linguistique. Le processus collaboratif de cette pièce, la diversité des comédiens et comédiennes et l’apport de Steve Jodoin ont permis de rendre la pièce accessible à tous les Albertains. On entendra d’ailleurs, dans les travées, ce bilinguisme très cher à Julia Ouellette-Seymour.

Portrait de Étienne Fillion-Sauvé. Crédit : Courtoisie

Elle réaffirme le manque d’occasions dans le théâtre pour la minorité linguistique, mais elle estime aussi que si les spectateurs francophones désirent voir une pièce de théâtre qui les concerne, il est nécessaire de l’écrire, et ce, «peu importe le niveau de langue utilisé!» 

De son côté, Steve Jodoin conclut avec la certitude que «ces défis sont surmontables».